C’était la fin de la seconde guerre mondiale, et le début de
l’ère nucléaire. La bombe allait tuer, d’un coup, 100 000 personnes, et
provoquer des formes inédites de souffrance humaine. L’Américain John Hersey
fut l’un des premiers journalistes étrangers à se rendre sur place. Paru
d’abord dans The New Yorker, son témoignage est considéré comme l’un des
classiques du reportage de guerre.
Par John Hersey, août 2005 : Ce matin-là, avant 6
heures, il faisait si clair et si chaud déjà que la journée s’annonçait
caniculaire. Quelques instants plus tard, une sirène retentit : la sonnerie
d’une minute annonçait la présence d’avions ennemis, mais elle indiquait aussi,
par sa brièveté, aux habitants de Hiroshima qu’il s’agissait d’un faible
danger. Car chaque jour, à la même heure, quand l’avion météorologique
américain s’approchait de la ville, la sirène retentissait.
Hiroshima avait la forme d’un ventilateur : la cité était
construite sur six îles séparées par les sept fleuves de l’estuaire qui se
ramifiaient vers l’extérieur à partir de la rivière Ota. Ses quartiers
d’habitations et de commerces couvraient plus de six kilomètres carrés au
centre du périmètre urbain. C’est là que résidaient les trois quarts des
habitants. Divers programmes d’évacuation avaient considérablement réduit sa
population. Celle-ci était passée de 380 000 âmes avant la guerre à quelque 245
000 personnes. Les usines et les quartiers résidentiels, ainsi que les
faubourgs populaires, se situaient au-delà des limites de la ville. Au sud se trouvaient
l’aéroport, les quais et le port sur la mer intérieure saupoudrée d’îles (1).
Un rideau de montagnes fermait l’horizon sur les trois côtés restants du delta.
Le matin était redevenu calme, tranquille. On n’entendait
aucun bruit d’avion. Alors, soudain, le ciel fut déchiré par un flash lumineux,
jaune et brillant comme dix mille soleils (voir Comme dix mille soleils). Nul
ne se souvient avoir entendu le moindre bruit à Hiroshima quand la bombe a
éclaté. Mais un pêcheur qui se trouvait sur sa barque, près de Tsuzu, dans la
mer Intérieure, vit l’éclair et entendit une explosion terrifiante. Il se
trouvait à trente-deux kilomètres de Hiroshima et, selon lui, le bruit fut
beaucoup plus assourdissant que lorsque les B-29 avaient bombardé la ville
d’Iwakuni, située à seulement huit kilomètres.
Un nuage de poussière commença à s’élever au-dessus de la
ville, noircissant le ciel comme une sorte de crépuscule. Des soldats sortirent
d’une tranchée, du sang ruisselant de leurs têtes, de leurs poitrines et de leurs
dos. Ils étaient silencieux et étourdis. C’était une vision de cauchemar. Leurs
visages étaient complètement brûlés, leurs orbites vides, et le fluide de leurs
yeux fondus coulait sur leurs joues. Ils devaient sans doute regarder vers le
ciel au moment de l’explosion. Leurs bouches n’étaient plus que blessures
enflées et couvertes de pus...
Des maisons étaient en feu. Et des gouttes d’eau de la
taille d’une bille commencèrent à pleuvoir. C’étaient des gouttes d’humidité
condensée qui tombaient du gigantesque champignon de fumée, de poussière et de
fragments de fission qui s’élevait déjà plusieurs kilomètres au-dessus de
Hiroshima. Les gouttes étaient trop grosses pour être normales. Quelqu’un se
mit à crier : « Les Américains nous bombardent d’essence. Ils veulent nous
brûler ! » Mais c’étaient des gouttes d’eau évidemment, et pendant qu’elles
tombaient le vent se mit à souffler de plus en plus fort, peut-être en raison
du formidable appel d’air provoqué par la ville embrasée. Des arbres immenses
furent abattus ; d’autres, moins grands, furent déracinés et projetés dans les
airs où tournoyaient, dans une sorte d’entonnoir d’ouragan fou, des restes
épars de la cité : tuiles, portes, fenêtres, vêtements, tapis...
Sur les 245 000 habitants, près de 100 000 étaient morts ou
avaient reçu des blessures mortelles à l’instant de l’explosion. Cent mille
autres étaient blessés. Au moins 10 000 de ces blessés, qui pouvaient encore se
déplacer, s’acheminèrent vers l’hôpital principal de la ville. Mais celui-ci
n’était pas en état d’accueillir une telle invasion. Sur les 150 médecins de
Hiroshima, 65 étaient morts sur le coup, tous les autres étaient blessés. Et
sur les 1 780 infirmières, 1 654 avaient trouvé la mort ou étaient trop
blessées pour pouvoir travailler. Les patients arrivaient en se traînant et
s’installaient un peu partout. Ils étaient accroupis ou couchés à même le sol
dans les salles d’attente, les couloirs, les laboratoires, les chambres, les
escaliers, le porche d’entrée et sous la porte cochère, et dehors à perte de
vue, dans les rues en ruines... Les moins atteints secouraient les mutilés.
Des familles entières aux visages défigurés s’aidaient les
unes les autres. Quelques blessés pleuraient. La plupart vomissaient. Certains
avaient les sourcils brûlés, et la peau pendait de leur visage et de leurs
mains. D’autres, à cause de la douleur, avaient les bras levés comme s’ils
soutenaient une charge avec leurs mains. Si on prenait un blessé par la main,
la peau se détachait à grands morceaux, comme un gant...
Beaucoup étaient nus ou vêtus de haillons. Jaunes d’abord,
les brûlures devenaient rouges, gonflées, et la peau se décollait. Puis elles
se mettaient à suppurer et à exhaler une odeur nauséabonde. Sur quelques corps
nus, les brûlures avaient dessiné la silhouette de leurs vêtements disparus.
Sur la peau de certaines femmes – parce que le blanc reflétait la chaleur de la
bombe, et le noir l’absorbait et la conduisait vers la peau –, on voyait le
dessin des fleurs de leurs kimonos. Presque tous les blessés avançaient comme
des somnambules, la tête dressée, en silence, le regard vide.
Des silhouettes humaines sur les murs : Toutes les
victimes ayant subi des brûlures et les effets de l’impact avaient absorbé des
radiations mortelles. Les rayons radioactifs détruisaient les cellules,
provoquaient la dégénération de leur noyau et brisaient leurs membranes. Ceux
qui n’étaient pas morts sur le coup, ni même blessés, tombaient très vite
malades. Ils avaient des nausées, de violents maux de tête, des diarrhées, de
la fièvre. Symptômes qui duraient plusieurs jours. La seconde phase commença
dix ou quinze jours après la bombe. Les cheveux se mirent à tomber. Puis
vinrent la diarrhée et une fièvre pouvant atteindre 41 degrés.
Vingt-cinq à trente jours après l’explosion survenaient les
premiers désordres sanguins : les gencives saignaient, le nombre de globules
blancs s’effondrait dramatiquement tandis qu’éclataient les vaisseaux de la
peau et des muqueuses. La diminution des globules blancs réduisait la
résistance aux infections ; la moindre blessure mettait des semaines à guérir ;
les patients développaient des infections durables de la gorge et de la bouche.
A la fin de la deuxième étape – si le patient avait survécu – apparaissait
l’anémie, soit la baisse des globules rouges. Au cours de cette phase, beaucoup
de malades mouraient d’infections dans la cavité pulmonaire.
Tous ceux qui s’étaient imposé un certain repos après
l’explosion avaient moins de risques de tomber malades que ceux qui s’étaient
montrés très actifs. Les cheveux gris tombaient rarement. Mais les systèmes de
reproduction furent affectés durablement : les hommes devinrent stériles,
toutes les femmes enceintes avortèrent, et toutes les femmes en âge de procréer
constatèrent que leur cycle menstruel s’était arrêté...
Les premiers scientifiques japonais arrivés quelques
semaines après l’explosion notèrent que le flash de la bombe avait décoloré le
béton. A certains endroits, la bombe avait laissé des marques correspondant aux
ombres des objets que son éclair avait illuminés. Par exemple, les experts
avaient trouvé une ombre permanente projetée sur le toit de l’édifice de la
chambre de commerce par la tour du même bâtiment. On découvrit aussi des
silhouettes humaines sur des murs, comme des négatifs de photos. Au centre de
l’explosion, sur le pont qui se situe près du Musée des sciences, un homme et
sa charrette avaient été projetés sous la forme d’une ombre précise montrant
que l’homme était sur le point de fouetter son cheval au moment où l’explosion
les avait littéralement désintégrés...
John Richard Hersey (1914-1993), journaliste à Time Magazine
et au New Yorker. Auteur, entre autres, de A Bell for Adano (prix Pulitzer,
1945) et de Hiroshima (New York, 1946), d’où sont tirés les extraits publiés
ici. Il a consacré sa vie à la lutte antinucléaire.
Walter
Vandenberghe (Source : Le Monde diplomatique.
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